Ivan Illich relu par Frédéric Héran

31,6 kilomètres-heure pour toutes les voitures
source : http://www.larecherche.fr/content/recherche/article?id=26401

La vitesse réelle des automobiles, celle qui intègre le temps de travail nécessaire pour les acheter et les entretenir, est aujourd'hui plus grande que celle des vélos. Mais pas si on y intègre le coût social.

Portés par l'élan de mai 68, Ivan Illich, une des icônes du mouvement alternatif, et le philosophe des sciences Jean-Pierre Dupuy avaient montré que, tout compte fait, on se déplace à vélo bien plus rapidement qu'en voiture. Pour aboutir à ce résultat paradoxal, ils avaient intégré dans le calcul de la vitesse le temps nécessaire à acheter et entretenir son véhicule. La vitesse « effective » d'une automobile avoisinait 6 kilomètres-heure, alors que celle du vélo était de 12 kilomètres-heure. Ces calculs sont toujours repris par les adversaires de la voiture, pour en démontrer l'absurdité sociale.



Pourtant, dans un article paru en juillet 2011, l'économiste Frédéric Héran a montré, en reprenant les calculs d'Illich, que les automobiles vont aujourd'hui plus vite que les vélos [1] ! Prenons une voiture qui se déplace de 10 kilomètres en 15 minutes, soit à une vitesse moyenne de 40 kilomètres-heure. Pour calculer sa vitesse effective, on prend en compte non seulement le temps de parcours mais aussi le temps de travail nécessaire pour payer le coût des kilomètres parcourus. En utilisant le coût kilométrique standard pour un véhicule de 7 CV (0,38 euros par kilomètre) et le salaire horaire moyen (12 euros l'heure), il est facile de calculer que ces 10 kilomètres demandent 19 minutes de temps de travail. Le déplacement prend donc 15 + 19 minutes du temps de l'automobiliste, ce qui conduit à une vitesse effective de 17,6 kilomètres-heure. Pour un cycliste qui roule à 14 kilomètres-heure, avec un coût kilométrique de 0,13 euros, on obtient une vitesse de 12,2 kilomètres-heure. La voiture est donc aujourd'hui « effectivement » plus rapide. L'inversion par rapport aux années 1970 s'explique par le doublement du pouvoir d'achat et l'augmentation de la vitesse moyenne des voitures. Faut-il pour autant conseiller aux fidèles d'Illich de reprendre leur voiture ? Pas si sûr...

La première raison est que, malgré tout, les automobiles ne peuvent « effectivement » pas dépasser les 31,6 kilomètres-heure, puisqu'il faut travailler 1 minute 54 secondes pour payer chaque kilomètre. Quelle que soit la vitesse instantanée du véhicule, la vitesse effective sera moindre. De plus, en ville, la vitesse moyenne des voitures, bien inférieure à 50 kilomètres-heure, leur confère une vitesse effective comparable à celle du vélo.

Mais il existe une seconde raison plus importante. Sur le fond, l'argument d'Illich est toujours pertinent : pour bien évaluer l'intérêt social de la voiture, il faut prendre en compte « la société qui va avec ». C'est la notion de vitesse sociale qui, outre le temps nécessaire pour financer le déplacement, inclut d'autres coûts sociaux comme les risques d'accidents, le morcellement des villes par les autoroutes urbaines ou la ségrégation sociale dans les quartiers bruyants.

Pour bien comprendre un objet scientifique, il faut toujours l'associer à son environnement. Ainsi, les physiciens évaluent la masse effective d'un électron dans certains matériaux à 1 000 fois sa masse dans le vide, pour prendre en compte l'inertie due à la répulsion des autres électrons et à l'attraction des noyaux atomiques. Sa masse sociale serait encore bien supérieure si on y intégrait les coûteux laboratoires et les réseaux technologiques qui lui servent de milieu de culture, sans lesquels il ne peut se manifester.
Pablo Jensen

 

 

 

 

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